Hebdo édition privée n°742 du 24 mai 2018

Réf. : Cass. civ. 2, 12 avril 2018, n° 17-16.945, F-P+B (N° Lexbase : A1616XLG)

Par un arrêt du 12 avril 2018, la deuxième chambre civile de la Cour de cassation a retenu que la décision de sursis à statuer ne peut être attaquée par un pourvoi en cassation qu’en cas d’excès de pouvoir ou de violation de la règle de droit gouvernant le sursis à statuer. Il n’y a pas de violation de la règle de droit lorsque le juge ordonne d’office un sursis à statuer dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

Une société a remis à l’encaissement un chèque émis par une autre société, tiré sur une banque qui a refusé le paiement en l’état d’un compte insuffisamment provisionné et d’une opposition du dirigeant de la société tireur, ce dirigeant estimant ne pas avoir signé le chèque en cause.

La société bénéficiaire a alors assigné la société tireur, son dirigeant et la banque tirée devant un tribunal de grande instance en vue d’obtenir leur condamnation à payer une somme correspondant au montant du chèque.

Un jugement fut rendu, déboutant le demandeur de ses prétentions et le condamnant à une certaine somme pour procédure abusive.

Appel de ce jugement fut interjeté et la cour d’appel de Lyon ordonna un sursis à statuer jusqu’à ce qu’une décision pénale définitive soit rendue sur la constitution de partie civile déposée pour faux et usage de faux, le dirigeant de la société appelante arguant ne jamais avoir signé le chèque au coeur des débats.

La société à l’ordre de laquelle ce chèque fut émis régularisa un pourvoi en cassation à l’encontre de cet arrêt, excipant d’un moyen selon lequel le sursis à statuer doit faire l’objet d’une demande des parties et ne peut être prononcé d’office, d’autant que les sociétés intimées devant la cour d’appel n’avaient jamais sollicité le sursis à statuer et avaient même expressément écrit dans leurs conclusions d’appel qu’elles n’avaient jamais sollicité le sursis à statuer dans cette affaire.

Le moyen de cassation dénonçait ainsi une violation des articles 4 (N° Lexbase : L1113H4Y), 5 (N° Lexbase : L1114H4Z) et 378 (N° Lexbase : L2245H4W) du Code de procédure civile.

Le pourvoi fut jugé irrecevable à l’encontre de la société tireur du chèque et de son dirigeant et rejeté en tant que dirigé contre la banque tirée.

Le rejet ne concernait, sans présenter un intérêt particulier, que l’attaque de l’arrêt de la cour d’appel en ce qu’elle avait jugé l’action de la société bénéficiaire du chèque abusive.

L’importance de l’arrêt commenté tient dans l’irrecevabilité du pourvoi dirigé à l’encontre du tireur et de son dirigeant, ce que nous commenterons ci-après.

 

La Cour de cassation procède en deux temps.

D’abord, elle rappelle un principe très clair tenant au régime du pourvoi en cassation régularisé à l’encontre d’une décision de sursis à statuer : sauf excès de pouvoir, la décision de sursis à statuer, qui ne tranche pas le principal et ne met pas fin à l’instance, ne peut être frappée d’un pourvoi que pour la violation de la règle de droit gouvernant le sursis à statuer (1).

Ensuite, examinant si l’arrêt attaqué a violé ou non la règle gouvernant le sursis à statuer, elle opte pour la négative dans la mesure où elle estime que, chargé de veiller au bon déroulement de l’instance, le juge dispose du pouvoir d’ordonner d’office un sursis à statuer dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice (2).

 

1 — Le pourvoi en cassation en matière de sursis à statuer

L’article 606 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6763H7M) dispose que les jugements en dernier ressort qui tranchent dans leur dispositif une partie du principal et ordonnent une mesure d’instruction ou une mesure provisoire peuvent être frappés de pourvoi en cassation comme les jugements qui tranchent en dernier ressort tout le principal.

Tel n’était manifestement pas le cas de l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon qui ne fit qu’ordonner un sursis à statuer sans trancher la moindre partie du principal, le principal s’entendant de l’objet du litige tel que défini par les prétentions respectives des parties dans l’acte introductif d’instance et les conclusions en défense (C. pr. civ., art. 4 N° Lexbase : L1113H4Y).

Le sursis à statuer, bien que faisant partie d’un titre du Code de procédure civile consacré aux incidents d’instance, constitue une exception de procédure, de source jurisprudentielle désormais bien établie [1]. L’article 607 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6764H7N) dispose alors que peuvent également être frappés de pourvoi en cassation les jugements en dernier ressort qui, statuant sur une exception de procédure, une fin de non-recevoir ou tout autre incident, mettent fin à l’instance.

Si le sursis à statuer est une exception de procédure, la décision qui l’ordonne ne met pas fin à l’instance puisque, par définition, elle tend à suspendre le cours de l’instance pour le temps ou jusqu’à la survenance de l’évènement qu’elle détermine, soit dans l’espèce commentée, jusqu’à ce que la décision pénale définitive soit rendue sur la constitution de partie civile déposée pour faux et usage de faux (fausse signature du dirigeant apposée sur le chèque litigieux).

Il résulte donc de ce qui précède que l’arrêt rendu par la cour d’appel de Lyon ayant ordonné un sursis à statuer jusqu’à la survenance de cet évènement ne pouvait, en principe, être frappé de pourvoi en cassation indépendamment de la décision à intervenir sur le fond, cela conformément aux dispositions de l’article 608 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7850I4I).

Ce texte dispose toutefois que ce principe s’applique «hors les cas spécifiés par la loi» prévoyant la possibilité de régulariser un pourvoi indépendamment du jugement sur le fond.

Tel est le cas de l’article 380-1 (N° Lexbase : L2252H48) qui prévoit que la décision de sursis à statuer rendue en dernier ressort peut être attaquée par la voie du pourvoi en cassation, mais seulement pour violation de la règle de droit, sauf excès de pouvoir.

C’est l’autre pendant de l’arrêt qui permet également de compléter les illustrations de non-reconnaissance de l’excès de pouvoir.

 

2 — Le juge qui prononce d’office un sursis à statuer commet-il un excès de pouvoir et/ou une violation de la règle de droit ?

En amont de la violation de la règle de droit, la jurisprudence a admis l’exception non textuelle de l’excès de pouvoir [2] pour permettre à une décision qui ordonne un sursis à statuer d’être attaquée par un pourvoi en cassation indépendamment du jugement sur le fond.

L’excès de pouvoir, non défini par les textes, est très rarement retenu.

 

Il convient de distinguer la question du pouvoir juridictionnel et celui de la compétence.

L’excès de pouvoir n’est pas une méconnaissance d’une règle de compétence. En effet, l’incompétence suppose son contraire. Il ne peut y avoir lieu à examen de la compétence d’un juge qu’autant que la compétence d’un autre juge est susceptible de lui être opposée.

Il s’agit du régime de l’exception d’incompétence qui fait notamment obligation à celui qui la soulève de faire connaître la juridiction qu’il estime compétente (C. pr. civ., art. 75 N° Lexbase : L1411LGD).

Pour que l’excès de pouvoir soit caractérisé, la contestation dont est saisi le juge doit être étrangère au pouvoir juridictionnel qu’il tient de la loi [3].

L’excès de pouvoir est alors positif.

 

Il peut aussi être négatif.

Ainsi, le juge excède aussi ses pouvoirs lorsqu’il refuse d’exercer les compétences et les prérogatives que la loi lui attribue.

Il en est notamment ainsi du juge qui se prononce en matière de réalisation de l’actif du débiteur en liquidation judiciaire sans que le débiteur ait été entendu ou dûment appelé [4].

 

Aucun texte régissant le sursis à statuer ne prévoit que le juge peut le prononcer d’office.

Il est de principe généralement admis que le juge ne peut soulever d’office l’inobservation des règles entrant dans le champ des exceptions de procédure car «le législateur y voit volontiers un refuge de la chicane» [5].

Les règles sanctionnées par une exception de procédure sont tenues pour moins importantes que celles que sanctionne une fin de non-recevoir, quoiqu’une a parte soit de guise pour les nullités de fond, dont les vices qui les constituent ne sont pas anodins (l’article 120 du Code de procédure civile N° Lexbase : L1410H4Y dispose que le juge doit relever d’office les exceptions de nullités fondées sur l’inobservations des règles de fond relatives aux actes de procédure lorsqu’elles ont un caractère d’ordre public) et pour certaines exceptions d’incompétence (C. pr. civ., art. 92 N° Lexbase : L1339H4D et 93 N° Lexbase : L1344H4K).

Or, le sursis à statuer est soumis au régime des exceptions de procédure et ne paraît pas constituer une exception relevant de l’ordre public.

 

La Cour de cassation a même, il y a quelques années, jugé que l’exception dilatoire (sursis à statuer prévu par la loi obligeant le juge à suspendre l’instance ; C. pr. civ., art. 108 N° Lexbase : L1383H4Y), doit être opposée par la partie au profit de laquelle est établi le délai et ne peut, en cas de défaut de l’intéressé, être relevée d’office par le juge [6].

La cour d’appel de Lyon, dans le cadre de l’affaire commentée, n’a-t-elle donc pas outrepassé ses pouvoirs en ordonnant d’office un sursis à statuer que les parties n’avaient pas demandé, ce qu’elles confirmaient au surplus dans leurs écritures ?

La deuxième chambre civile répond par la négative en indiquant de manière très claire que le juge dispose du pouvoir d’ordonner d’office un sursis à statuer dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice.

Le rôle du juge, que l’on appelle l’office du juge (du mot latin officium, qui signifie le devoir), est lié au fonctionnement du service public de la justice : le juge doit veiller au bon fonctionnement de l’institution judiciaire en évitant la surcharge des rôles, sa paralysie, les coûts inutiles pour le justiciable et l’économie du budget, dont on sait ô combien il est maigre en ces temps difficiles…

La deuxième chambre civile y est donc très sensible et voit, dans cet office du juge lié au fonctionnement du service public de la justice, un pouvoir d’ordonner d’office un sursis à statuer lorsque le procès risque d’être inutilement maintenu au rôle par l’attente de l’issue d’un procès pénal, dont on sait également, faute de moyens suffisants, qu’il ne sera pas rapidement tranché en première instance mais de surcroît et surtout, de manière définitive.

L’arrêt commenté met bien en avant cet office : «Mais attendu que chargé de veiller au bon déroulement de l’instance, le juge dispose du pouvoir d’ordonner d’office un sursis à statuer dans l’intérêt d’une bonne administration de la justice».

Partant de cela, en l’absence d’un excès de pouvoir, la cour d’appel, en ayant ordonné d’office un sursis à statuer, ne méconnaissait également pas la règle de droit régissant cette exception de procédure.

Il n’y avait donc ni excès de pouvoir (positif ou négatif), ni violation de la règle de droit.

La couverture de l’un habilla l’autre.

 

Le non-respect du principe du contradictoire n’a pas été soulevé par le demandeur au pourvoi. Il aurait pu cependant s’agir d’un moyen permettant l’annulation de l’arrêt d’appel en cas de violation caractérisée.

La deuxième chambre civile a, de nouveau, récemment montré qu’elle est particulièrement attachée au respect du contradictoire lorsque le juge use de son pouvoir d’office.

L’arrêt rendu par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation le 19 octobre 2017 (Cass. civ. 2, 19 octobre 2017, n° 16-23.752, F-P+B N° Lexbase : A4540WW3 ; cf. l’Encyclopédie «Procédure civile» N° Lexbase : E6895ETK) est venu effectivement rappeler l’importance du respect du principe du contradictoire dans le cadre de tous litiges, indépendamment du pouvoir d’office que détient le juge et qui l’autorise à soulever des arguments qui n’auraient pas été introduits dans le débat par les parties : le juge ne peut fonder sa décision sur les moyens de droit qu’il a relevés d’office sans avoir au préalable invité les parties à présenter leurs observations (C. pr. civ., art. 16, dernier alinéa N° Lexbase : L1133H4Q).

Il est vraisemblable que dans l’affaire qui nous préoccupe les parties aient été à même d’en débattre puisqu’elles ont écrit dans leurs conclusions d’appel qu’elles n’avaient pas demandé de sursis à statuer.

L’office du juge, lorsqu’il est inhérent au fonctionnement du service public de la justice, lui permet donc, même en l’absence de texte le prévoyant expressément, d’user de prérogatives d’office.

L’enseignement est donc riche s’agissant du sursis à statuer.

 

 

[1] Cass. avis, 29 septembre 2008 (N° Lexbase : A5645EAC), Bull. civ. avis, n° 5 ; Cass. civ. 2, 27 septembre 2012, n° 11-16.361, FS-P+B (N° Lexbase : A5979ITM ; cf. l’Encyclopédie “Procédure civile” N° Lexbase : E9905ETZ), Bull. civ. II, n° 156 ; Cass. com., 7 janvier 2014, n° 11-24.157, F-P+B (N° Lexbase : A2054KTA ; cf. l’Encyclopédie “Procédure civile” N° Lexbase : E3947EUQ), Bull. civ. IV, n° 5

[2] Cass. civ. 2, 16 octobre 2003, n° 01-17.520, FS-P+B (N° Lexbase : A8317C9W), Bull. civ. II, n° 305 ; Cass. civ. 1, 29 février 2012, n° 11-12.489, F-P+B+I (N° Lexbase : A7140IDS ; cf. l’Encyclopédie “Procédure civile” N° Lexbase : E4637EUB), BICC, 2012, n° 725.

[3] Cass. com., 28 juin 2011, n° 10-18.432, F-D (N° Lexbase : A6447HUC).

[4] Cass. com., 8 janvier 2013, n° 11-26.059, F-P+B (N° Lexbase : A0755I3D), BICC, 2013 n° 781.

[5] J. Héron, Droit judiciaire privé, Montchrestien, 2015.

[6] Cass. soc., 16 novembre 1977, n° 76-40.477 (N° Lexbase : A8730AAL), Bull. civ. V, n° 617.