Dalloz Avocats Exercer et entreprendre – n˚1 du 1 janvier 2020 (page 80 à 82)

PROCÉDURE CIVILE

Le Conseil national des barreaux (CNB), la Conférence des bâtonniers, le Barreau de Paris et des syndicats d’avocats (ACE, CNA, FNUJA) 1 ont choisi de former un recours, devant le Conseil d’État, contre le décret du 11 décembre 2019 réformant la procédure civile, en l’assortissant d’une demande de suspension d’exécution. Par une ordonnance du 30 décembre 2019, le juge des référés du Conseil d’État a écarté cette dernière demande, retenant le défaut d’urgence et sans remettre en cause les moyens d’illégalité soumis au Conseil d’État sur le fond, mais par une décision qui comporte un certain nombre de précisions de nature à rassurer la profession.

Nous avons sollicité l’éclairage de Maîtres Emmanuel Raskin et Roy Spitz, membres élus du CNB et représentants de syndicats d’avocats (respectivement vice-président national de l’ACE et président de la CNA).

Dès lors que l’on ne voit pas bien comment un numéro de téléphone pourrait demeurer « confidentiel » tout en figurant sur un acte d’huissier délivré au défendeur, l’on peut se demander si le Conseil d’État n’a pas voulu « torpiller », sur ce point, la réforme.

Dalloz avocats | Vous étiez à l’audience de référé, en tant que membres élus du CNB et représentants de vos syndicats respectifs. En quoi cette décision d’apparence négative est-elle, malgré tout, satisfaisante ?

E. R. :
« Satisfaisante », je ne sais pas si l’on peut aller jusque-là. Disons simplement qu’il est rare que le juge des référés du Conseil d’État suspende l’entrée en vigueur d’un décret pris en Conseil d’État.
La première chose que l’on puisse raisonnablement attendre de l’introduction de ce type de recours est donc un éclaircissement sur les conditions d’entrée en vigueur de la réforme.
Au cas présent, la Chancellerie a concédé à la barre, et l’on retrouve la précision au paragraphe 5 de l’ordonnance du juge des référés du Conseil d’État, que, sur le premier point de friction, très irritant pour les avocats (l’obligation de faire figurer leur numéro de téléphone portable sur l’assignation), la réforme n’entrerait pas en vigueur le 1 er janvier 2020.
À la faveur d’une distinction subtile entre la « formation électronique de l’assignation » et la « remise électronique de l’assignation », distinction improvisée à l’audience de référé, la Chancellerie a annoncé considérer que seules seraient soumises à l’obligation de mentionner le numéro de téléphone portable les assignations qui seraient « formées électroniquement », c’est-à-dire celles qui seraient « générées » directement sur une interface informatique que la Chancellerie a annoncée, par morceaux, au plus tôt pour mars-avril 2020 pour les premiers pans. Et encore, le Conseil d’État a profité de son ordonnance du 30 décembre pour poser un certain nombre de bornes à la créativité du ministère en cette matière : il faudra qu’un texte spécifique soit adopté, qui assure le maintien de la « confidentialité » du numéro de téléphone. Dès lors que l’on ne voit pas bien comment un numéro de téléphone pourrait demeurer « confidentiel » tout en figurant sur un acte d’huissier délivré au défendeur, l’on peut se demander si le Conseil d’État n’a pas voulu « torpiller », sur ce point, la réforme.

R S :
Il est vrai que, s’agissant du numéro de téléphone, nous n’avons toujours pas compris l’intérêt de la réforme. À l’audience, il nous a été indiqué qu’il s’agirait d’envoyer un code confidentiel au justiciable afin qu’il crée un espace personnalisé sur l’interface justice.fr : mais, alors, pourquoi donner le numéro de téléphone portable de l’avocat du demandeur ? Est-ce lui qui recevra le SMS et le donnera, ensuite, au justiciable ?
Et pourquoi demander que ce numéro « à usage unique » figure de manière indélébile sur l’assignation ? Tout cela n’a guère de sens. Dès lors que le justiciable a un avocat, il existe un canal de communication sécurisé idoine : le RPVA 2 , qui offre un niveau de sécurité largement supérieur à un SMS…

Dalloz avocats | Nous comprenons que, sur la formalité additionnelle du numéro de téléphone portable, la réforme est compromise. Mais cette exigence n’est pas la principale raison de l’action devant le Conseil d’État. Au cœur des inquiétudes des avocats figurait l’« exécution provisoire de droit ». Comment analysez-vous cet aspect central de la réforme ? Quels sont, dans les grandes lignes, les termes de la discussion en cours devant le Conseil d’État ?

E. R. :
Vous faites bien de recentrer la discussion sur le justiciable. Il est notre souci constant et c’est d’abord pour lui que nous avons souhaité introduire ce recours. Sur ce point, nous n’avons pas été entendus au stade du référé. Il reste que nos moyens de fond demeurent intacts. Ils n’ont pas été abordés par le juge des référés, qui les a contournés avec soin, afin de ne pas préjuger de ce qui pourra être décidé par le juge qui statuera au fond. Nous avions soulevé une difficulté, en particulier, concernant le régime de la suspension de l’exécution provisoire, devant le premier président de la cour d’appel. En l’état, le texte n’autorise l’appelant à faire valoir la notion de « circonstances manifestement excessives » devant le premier président que s’il a fait valoir une contestation devant le premier juge. Or le texte dit expressément que le seul type de considération qui peut conduire le premier juge à écarter le principe de « l’exécution provisoire de droit » est la « nature de l’affaire », ce qui n’a a priori rien à voir avec la notion de « circonstances manifestement excessives ». Il faut donc que le justiciable fasse des observations ostensiblement inopérantes devant le premier juge, sur des « circonstances manifestement excessives » non prévues par le texte, que le jugement ne peut donc intégrer à son analyse, pour être recevable à discuter de « circonstances manifestement excessives » devant le juge de la suspension. Comprenne qui pourra. Au-delà, force est de constater que la loi de programmation 2018-2022 et de réforme pour la justice du 23 mars 2019 n’a rien prévu s’agissant de l’exécution provisoire alors que le décret attaqué est censé en être l’application… Il s’agit juste d’un texte qui touche, en la matière, à la garantie fondamentale de la défense s’agissant des voies de recours à prévoir face à un tel principe. Là encore, comprenne qui pourra.

R. S. :
Le rapport commandé par la Chancellerie à l’Inspection générale de la justice, déposé en juillet 2019 et rendu public il y a tout juste un mois 3 , indique « que le développement de l’exécution provisoire de droit mérite expertise » en relevant que sa généralisation n’est souhaitée ni par la doctrine, ni par les magistrats, ni par les avocats. Dans ces circonstances, pourquoi faire le contraire juste après avoir reçu le rapport commandé ?

 

Le Défenseur des droits doit pouvoir s’exprimer sur l’atteinte portée aux droits des plus modestes du fait de l’exécution provisoire de droit.

Dalloz avocats | À quoi peuvent s’attendre les avocats et les justiciables, pour la suite de la réforme de la procédure civile ?

R. S. :
Déjà, nous maintenons notre recours au fond contre le décret. Le Conseil d’État statuera dans les prochains mois, à temps, je l’espère, avant que l’exécution provisoire de droit ne déploie tous ses effets néfastes. Dans cet intervalle, nous continuerons à discuter avec les bureaux de la Chancellerie pour qu’ils reviennent sur l’idée, sévèrement remise en cause par le juge des référés du Conseil d’État, d’une transmission obligatoire des numéros de téléphone portable des justiciables et des avocats. Ensuite, nous restons sur la ligne qui a toujours été la nôtre, au CNB comme dans nos syndicats d’avocats : les moyens de la justice, spécialement celle de première instance, sont largement insuffisants, et de ce fait la qualité des décisions de première instance est insuffisante. Ce n’est qu’après une « remise à niveau », pour s’approcher de la moyenne européenne (dont nous sommes malheureusement très loin) que nous pourrons envisager d’adhérer à l’exécution provisoire de droit, avec un régime qui, dans le détail, devra être amendé. Enfin, nous surveillons les velléités de réformer l’appel ou la cassation avant de renforcer la première instance : ici comme ailleurs, il existe un ordre logique de la réforme, qui ne peut être méconnu.

E. R. :
Et sur l’ensemble, nous allons saisir le Défenseur des droits, ainsi que la CNIL 4 . Le Défenseur des droits doit pouvoir s’exprimer sur l’atteinte portée aux droits des plus modestes du fait de l’exécution provisoire de droit : ce sont eux dont les appels seront découragés.

 


 

(1) Associations des avocats conseils d’entreprises, Confédération nationale des avocats et Fédération nationale des unions des jeunes avocats.

(2) Réseau privé virtuel des avocats.

(3) Bilan des réformes de la procédure d’appel en matière civile, commerciale et perspectives, rapport n o 049-19, juill. 2019.

(4) Commission nationale de l’informatique et des libertés.