Lexbase Hebdo édition privée n˚658 du 9 juin 2016

N° Lexbase : N3052BWX

Réf. : Cass. civ. 2, 12 mai 2016, n˚ 14-28.086, FS-P+B (N° Lexbase : A0854RPC)

Le régime des exceptions de procédure, conjugué à la procédure devant le tribunal de grande instance, appelle à une particulière vigilance de la part du défendeur qui entend s’y aventurer. Mal diriger ses écritures lorsqu’elles soulèvent une exception de procédure peut définitivement ruiner celle-ci. L’arrêt rendu le 12 mai 2016, par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, en donne une parfaite illustration s’agissant de l’exception d’incompétence.

Un litige a opposé un organisme de mutuelles, d’une part, à un employé, M. X, en qualité de directeur, d’autre part, aux deux présidents du conseil d’administration qui se sont succédés durant la période de l’occupation de ce poste, MM. Y et Z.

L’organisme a fait assigner les trois personnes devant le tribunal de grande instance pour voir annuler le contrat qui l’avait lié à cet employé ainsi que la convention de rupture conventionnelle en exécution de laquelle une certaine somme lui avait été versée.

M. X régularisa des conclusions demandant au tribunal de grande instance de se déclarer incompétent au profit de la juridiction prud’homale, puis a, dans un second temps, saisi le juge de la mise en état de la même demande. Le juge de la mise en état rendit une ordonnance qui rejeta cette exception d’incompétence. M. X forma un contredit et interjeta appel de cette décision.

La cour d’appel de Chambéry rendit deux arrêts (première décision, le 16 septembre 2014, CA Chambéry, 16 septembre 2014, n˚ 12/01 624 N° Lexbase : A5375MWY ; et seconde, en rectification de la première déclarant l’exception d’incompétence soulevée par M. X irrecevable, CA Chambéry, 14 octobre 2014, n˚ 12/01 624 N° Lexbase : A5554MYD).

Un pourvoi fut formé par M. X contre ces deux arrêts.

L’auteur du pourvoi soutenait que, dès lors que ses premières conclusions soulevaient une exception d’incompé- tence avant tout défense au fond, il importait peu que cette exception ait été soulevée une seconde fois devant le juge de la mise en état, l’article 771 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L8431IRP) ne soumettant la présentation de cette exception à aucune autre condition de forme que celle prévue par l’article 74 du même code (N° Lexbase : L1293H4N).

Le pourvoi fut rejeté.

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation rappela dans un premier attendu de principe que « le juge de la mise en état n’est saisi des demandes relevant de sa compétence que par les conclusions qui lui sont spécialement adressées ».

La cour d’appel avait relevé que lors de la première instance, M. X avait déposé, avant les conclusions aux fins d’incident saisissant explicitement le juge de la mise en état de l’exception d’incompétence, des conclusions qui formulaient à la fois cette exception de procédure et des demandes au fond.

La Cour de cassation estima qu’il fut jugé à bon droit par la cour d’appel, sans dénaturer les premières conclusions, que l’exception d’incompétence soulevée devant le juge de la mise en état était irrecevable, faute d’avoir été soulevée avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir.

Il convient de revenir sur la compétence exclusive du juge de la mise en état pour comprendre que la solution ainsi donnée en matière d’exception d’incompétence est parfaitement justifiée.

I — Problématiques de la compétence exclusive du juge de la mise en état

Les réformes entreprises depuis la conception moderne du procès devant le tribunal de grande instance consacrée par le nouveau Code de procédure civile en 1975 renforcent l’intervention du juge au cours de la phase préparatoire du procès via le confort et l’adjonction de pouvoirs au juge chargé de la mise en état.

Ce magistrat veille au bon déroulement de l’instruction, pouvant ainsi adresser des invitations ou des injonctions aux parties (en réalité aux avocats, car la représentation par avocat est obligatoire devant le tribunal de grande instance), fixer un calendrier de la procédure, et procéder aux jonctions d’instances.

Il fixe, de manière générale, « au fur et à mesure » les délais nécessaires à l’instruction de l’affaire, le nouvel article 764 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6986H7U) (1) consacrant le calendrier de la procédure.

Ce magistrat dispose, en outre, d’un réel pouvoir juridictionnel, statuant par ordonnance motivée (C. pr. civ., art. 774 N° Lexbase : L6986H7U).

Si ses pouvoirs, tels que définis à l’article 771, ne semblent pas poser de difficulté majeure (accorder une provision ad litem, accorder une provision lorsque l’existence de l’obligation n’est pas sérieusement contestable ou sous condition de garantie, ordonner toutes autres mesures provisoires, mesures d’instruction…) le bloc de compétence qui lui est attribué via la notion de compétence exclusive a suscité des difficultés.

A — Principe

A partir du moment où le juge de la mise en état est désigné pour s’occuper d’une affaire, et jusqu’à son dessaisissement, lui seul est compétent pour ordonner les mesures visées à l’article 771 du Code de procédure civile : ni la formation de fond du tribunal, ni le Président du tribunal statuant en référé ne peuvent alors les ordonner parallèlement.

Le texte est clair : « lorsque la demande est présentée postérieurement à sa désignation, le juge de la mise en état est, jusqu’à son dessaisissement, seul compétent, à l’exclusion de toute autre formation du tribunal, pour statuer sur les exceptions de procédures… les parties ne sont plus recevables à soulever ces exceptions et incidents ultérieurement à moins qu’ils ne surviennent ou soient révélés postérieurement au dessaisissement du juge ».

Le principe s’applique également devant la cour d’appel puisque l’article 907 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0389IGI) dispose que l’affaire y est instruite sous le contrôle d’un magistrat de la chambre (conseiller de la mise en état) à laquelle elle est distribuée dans les conditions prévues par les articles 763 (N° Lexbase : L6984H7) à 787 du même code, en ce compris l’article 771.

B — Problématiques

Ce principe d’exclusivité ne tient que pour autant que le magistrat de la mise en état est désigné, ce qui n’est pas sans susciter de difficultés s’agissant du juge de la mise en état devant le tribunal de grande instance, à la différence de la procédure devant la cour d’appel puisque la mise en place d’une mise en état est immédiate (C. pr. civ., art. 907).

En effet, avant la saisine ou après le dessaisissement du juge de la mise en état, la formation de fond du tribunal a compétence.

Soulever un incident devant une formation de fond au mépris de cette règle de bloc de compétence conduirait à l’irrecevabilité de l’incident soulevé.

Se pose alors la question tenant à la désignation effective du juge de la mise en état : est-ce le jour de la décision du président renvoyant l’affaire à la mise état ? Ou est-ce le jour de la première audience du juge de la mise en état ?

Une décision de la cour d’appel de Paris a considéré que faute de document permettant d’établir la date précise de désignation du juge de la mise en état, celle-ci est réputée intervenir le jour où le greffier adresse aux avocats l’avis qui les informe de la désignation de ce juge (2), c’est-à-dire le jour où les avocats peuvent connaître son nom.

On sait que la procédure devant le tribunal de grande instance connaît soit un circuit court, sans juge de la mise en état, soit un circuit long, avec mise en état.

Pour le défendeur, régulariser à la première audience de procédure ou lors d’une autre audience de procédure (conférence du président), des conclusions d’incident prises « devant le juge de la mise en état », parce que de telles conclusions font état de moyens et de prétentions rentrant dans les champs de compétence exclusive du juge de la mise en état, poserait un réel problème.

De telles conclusions précèderaient la désignation effective du juge de la mise en état.

D’un point de vue purement théorique, en l’absence de texte précis, de telles demandes devraient être jugées irrecevables. Pour le défendeur qui souhaiterait soulever un incident mettant fin à l’instance, une exception de procédure, solliciter une mesure d’instruction ou toute autre prétention en rapport avec le champ de compétence exclusive du juge de la mise en état, il serait donc prudent qu’il sollicite un renvoi de l’affaire à la mise en état et qu’il conclue devant le juge de la mise en état après avoir reçu le bulletin de renvoi à l’audience de mise en état.

Cette demande de renvoi à la mise en état peut être formée oralement devant le président lors de la première audience de procédure.

Pour celui qui souhaiterait stratégiquement que son exception de procédure -de par la technicité qu’elle suggérerait- , soit tranchée par une formation de fond, en théorie et de par l’application même des dispositions de l’article 771 du Code de procédure civile, rien ne l’empêcherait de la former, avant toute saisine du juge de la mise en état, par la voie de conclusions régularisées à l’attention du tribunal (formation de fond).

En l’espèce, il semblerait que lorsque le défendeur a conclu à l’exception d’incompétence pour la première fois en destinant ses écritures au tribunal, le juge de la mise en état ait déjà été désigné.

Cela l’incita à conclure une seconde fois, mais cette fois-ci devant le juge de la mise en état ainsi désigné.

S’il avait conclu avant la désignation du juge de la mise en état, le problème eût été tout autre car le tribunal aurait dû examiner l’exception d’incompétence, les conclusions lui étant destinées sans désignation préalable du juge de la mise en état.

Comment donc savoir concrètement si le juge de la mise en état est désigné ? Les textes ne prévoient rien.

A l’instar de ce que prévoit le protocole sur la procédure civile devant le tribunal de grande instance de Paris signé le 3 juin 2008 (3), il serait effectivement souhaitable qu’un texte précise : « la partie qui entend saisir le juge de la mise en état d’un incident ou d’un litige relevant de sa compétence fera signifier par l’intermédiaire de son avocat des conclusions à l’adresse du juge de la mise en état. Le dépôt des conclusions au greffe vaut demande de la désignation du juge de la mise en état, qui est saisi le jour même de sa désignation ».

La solution retenue par la Cour de cassation dans l’arrêt commenté irait-elle dans ce sens en incitant les plaideurs à viser spécialement la formation du tribunal qui sera destinataire des conclusions ? « Le juge de la mise en état n’est saisi des demandes relevant de sa compétence que par les conclusions qui lui sont spécialement adressées ».

On pourrait le croire en apparence mais il ne faut pas se tromper, la problématique demeure et l’arrêt ne reprend pas la solution clairement posée par le protocole du 3 juin 2008 précité.

En effet, la deuxième chambre civile, ne traite, dans son arrêt du 12 mai 2016, que de la saisine du juge de la mise en état, non de sa désignation. Le plaideur peut donc encore se heurter à une irrecevabilité de sa demande dès lors qu’il vise spécialement la formation devant laquelle il souhaite qu’elle soit examinée : s’il adresse ses conclusions spécialement au juge de la mise en état alors que celui-ci n’est pas encore désigné, en théorie, sauf si cette demande rentrait dans le champ d’application du protocole de Paris, elle ne pourrait qu’être jugée irrecevable par le juge de la mise en état qui serait désigné et saisi ultérieurement.

La désignation et la saisine ne sont pas synonymes et, en l’état, à l’exception du protocole du 3 juin 2008, aucun texte ne précise que la saisine vaut désignation du juge de la mise en état.

Il est dommage que l’arrêt du 12 mai 2016 n’ait pas précisé que « le juge de la mise en état, lorsqu’il est désigné, n’est saisi des demandes relevant de sa compétence que par les conclusions qui lui sont spécialement adressées. Lorsque le juge de la mise en état n’est pas encore désigné, de telles conclusions valent demande de la désignation du juge de la mise en état qui est alors saisi par ces conclusions le jour de sa désignation » (4).

En l’état, ne pas viser spécialement le juge de la mise en état reviendra à destiner les conclusions au tribunal, avec la fâcheuse conséquence de l’irrecevabilité de la demande qui y serait portée dès lors qu’elle serait de la compétence exclusive du juge de la mise en état et que ce dernier serait désigné.

L’irrecevabilité de l’exception de procédure soulevée par le défendeur dans l’affaire commentée ne provient pas de cette erreur de désignation mais en est la conséquence.

L’exception de procédure ne fut pas jugée irrecevable par la cour d’appel parce que mal orientée (elle était bien orientée puisque formulée devant le juge de la mise en état) mais parce qu’elle suivait de précédentes conclusions destinées par erreur à la formation de fond du tribunal, lesquelles comportaient à la fois ladite exception d’incompétence et une défense sur le fond.

Le régime des exceptions de procédure, auquel les dispositions de l’article 771 du Code de procédure civile ne dérogent pas, devait donc s’appliquer.

II — La temporalité de l’exception d’incompétence n’est pas obérée par la compétence exclusive du juge de la mise en état

A — Principe

Les exceptions de procédure doivent, à peine d’irrecevabilité, être soulevées simultanément et avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir.

Il en est ainsi alors même que les règles invoquées au soutien de l’exception seraient d’ordre public.

Tel est le grand principe posé par l’article 74 du Code de procédure civile.

Les exceptions d’incompétence sont des exceptions de procédure puisque régies par la section première du chapitre II « Les exceptions de procédure » du titre cinquième « Les moyens de défense », du Livre premier du Code de procédure civile.

La simultanéité exige que toutes les exceptions de procédure soient soulevées dans le même acte avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir.

Ainsi, fut jugée irrecevable l’exception d’incompétence territoriale soulevée dans des conclusions postérieures à celles qui avaient invoqué une exception de litispendance (5).

Si les exceptions de procédure doivent, à peine d’irrecevabilité, être soulevées avant toute défense au fond, aucun texte n’interdit de les présenter dans les mêmes conclusions que cette dernière, dès lors que celle-ci n’est présentée qu’après lesdites exceptions (6).

Certaines décisions ont pu infléchir cette rigidité d’ordonnancement en jugeant qu’une fin de non-recevoir et une exception de procédure peuvent figurer dans le même acte sans encourir d’irrecevabilité, peu importe l’ordre dans lequel ils ont été évoqués (7).

Il convient cependant d’être prudent car ces jurisprudences sont anciennes et par précaution, il est vivement conseillé de faire figurer dans les conclusions les exceptions de procédure en premier de manière simultanée. Il ressort de ce qui précède que, lorsqu’une exception de procédure est soulevée dans un second jeu d’écritures alors qu’un premier jeu défendait sur le fond ou soulevait une fin de non-recevoir, cette exception de procédure est irrecevable.

En l’espèce, le défendeur avait conclu à une exception d’incompétence dans un premier jeu d’écriture, avant toute défense au fond, mais avait dans le même jeu, conclu sur le fond. Ce jeu était adressé au tribunal sans autre précision. Lorsqu’il s’aperçut que l’exception qu’il soulevait devait être formulée devant le juge de la mise en état, le défendeur régularisa de nouvelles conclusions soulevant la même exception de procédure, mais cette fois-ci, devant le juge de la mise état.

L’arrêt commenté nous enseigne que le premier jeu ne pouvait valoir saisine du juge de la mise en état car il aurait fallu pour cela que les conclusions le visent spécialement.

Pour autant, l’exception de procédure a bien été soulevée à l’origine avant toute défense au fond et toute fin de non-recevoir.

Comment expliquer alors l’irrecevabilité prononcée par la cour d’appel à l’encontre de ladite exception de procédure et confirmée par la Cour de cassation ?

B — Jeux d’écritures, temporalité et contenu

Si le premier jeu d’écritures du défendeur contenait l’exception d’incompétence reprise devant la juridiction de la mise en état, il n’en demeure pas moins que ce premier jeu d’écritures était destiné au tribunal.

La formation de fond était donc saisie d’une exception d’incompétence et d’une défense sur le fond qui demeura procéduralement comme existante.

Ainsi, l’exception d’incompétence formulée à tort devant la formation de fond se serait heurtée à une irrecevabilité pour méconnaissance de la compétence exclusive du juge de la mise en état en la matière et la défense au fond saisissait bien la bonne formation. Elle préexistait donc au second jeu d’écritures régularisé devant le juge de la mise en état. L’exception de procédure soulevée une seconde fois ne se substituait donc pas à celle soulevée la première fois et succédait à une défense sur le fond formulée dans des écritures antérieures.

La règle de la compétence exclusive du juge de la mise en état prévue à l’article 771 n’a pas pour effet d’effacer ou d’absorber les précédentes écritures régularisées devant la formation de fond du tribunal, quand bien même ces écritures contiendraient la même exception de procédure, car la formation de fond du tribunal est bien restée saisie de cette exception et d’une défense au fond.

Nul doute que la formation de fond jugera l’exception formée devant elle irrecevable mais en raison de la compétence exclusive du juge de la mise en état, non en raison du non-respect des dispositions de l’article 74 du Code de procédure civile.

D’un point de vue temporel, l’exception de procédure à nouveau soulevée ne l’était donc plus avant toute défense au fond ou fin de non-recevoir.

La solution retenue par la deuxième chambre civile dans son arrêt du 12 mai 2016 respecte bien la lettre de l’article 74 sans que l’article 771 n’y déroge.

Il est donc conseillé de faire extrêmement attention au moment de la désignation du juge de la mise en état, de bien diriger ses conclusions d’incident et surtout de ne pas conclure au fond tant que toutes les exceptions de procédure à soulever ne l’ont pas été.

 


 

(1) Nouvel article issu du décret n˚ 2005-1678, 28 décembre 2005, relatif à la procédure civile, à certaines procé- dures d’exécution et à la procédure de changement de nom (N° Lexbase : L3298HEU).

(2) CA Paris, 10 octobre 1980, Gaz. pal., 1980, 656.

(3) Cf. bulletin spécial Ordre des avocats de Paris, juillet 2008.

(4) Les ajouts suggérés figurent en gras.

(5) Cass. civ. 2, 22 mars 1982, n˚ 80-16.134 (N° Lexbase : A5320CIU), Bull. civ. II, n˚ 50.

(6) Cass. civ. 3, 8 mars 1977, n˚ 75-14.834 (N° Lexbase : A7163AGE), Bull. civ. III, n˚ 110 ; Cass. civ. 2, 8 juillet 2004, n˚ 02-19.694, FS-P+B (N° Lexbase : A0331DDM), Bull. civ. II, n˚ 377.

(7) Cass. civ. 1, 18 novembre 1986, n˚ 85-11.324 (N° Lexbase : A5979AAP), Bull. civ. I, n˚ 269 ; Cass. soc., 27 janvier 1993, n˚ 91-45.870 (N° Lexbase : A6082AHQ), Bull. civ. I, n˚ 40.