Lexbase Hebdo édition privée n˚582 du 11 septembre 2014

Réf. : Cass. civ. 2, 5 juin 2014, n˚ 13-19.967, F-P+B (N° Lexbase : A2787MQB)

Dans le cadre d’une saisine du juge par voie de requête, l’absence d’instance au fond, condition de recevabilité de l’application de l’article 145 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1497H49), doit s’apprécier à la date de cette saisine et non à la date de la saisine du juge en vue de la rétractation de son ordonnance. Telle est la solution énoncée par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, dans un arrêt du 5 juin 2014 (Cass. civ. 2, 5 juin 2014, n˚ 13-19.967, F-P+B).

Dans le cadre d’un litige commercial entre plusieurs sociétés, l’une d’elle a saisi le président du tribunal de commerce au moyen de requêtes demandant une mesure d’instruction avant tout procès, sur le fondement de l’article 145 du Code de procédure civile. La requête fut accueillie par deux ordonnances et un huissier de justice fut désigné aux fins de procéder à diverses opérations de constat.

Une autre société saisit alors le président du tribunal de commerce en référé d’une demande de rétractation de ces ordonnances. Cette société vit sa demande rejetée.

La première société (auteur des requêtes) avait, dans l’intervalle, assigné au fond les sociétés concernées par ce litige, dont celle qui venait en demande de rétractation.

Appel fut interjeté de l’ordonnance de référé de rejet ainsi rendue et la cour d’appel infirma cette décision, retenant que les requêtes initiales aux fins de rechercher les documents et éléments de preuve susceptibles de fonder une action indemnitaire ne se situaient pas avant tout procès, de sorte que la condition posée par l’article 145 du Code de procédure civile n’était pas remplie.

La société initialement requérante forma un pourvoi qu’elle pouvait espérer, à raison, voir prospérer : la deuxième chambre civile de la Cour de cassation cassa l’arrêt ainsi attaqué avec une motivation très claire : « en statuant ainsi, alors que l’absence d’instance au fond, qui constitue une condition de recevabilité de la demande, devait s’apprécier à la date de la saisine du juge des requêtes, la cour d’appel a violé le texte susvisé ».

Cette décision a le mérite de souligner l’importance du choix du fondement que le requérant doit effectuer en vue d’obtenir non contradictoirement une mesure d’instruction (1).

La deuxième chambre civile de la Cour de cassation répond par ailleurs à la problématique temporelle que soulève le régime de la procédure en rétractation et l’appréciation de la condition de recevabilité posée à l’article 145 du Code de procédure civile (2).

 

I – Le choix du fondement

A – Un fondement séduisant mais néanmoins contraignant

L’attrait des dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile, s’agissant du fondement à donner à une demande de mesure d’instruction par voie de requête ou d’assignation en référé, en ce qu’elles n’exigent ni urgence (1), ni justification de l’absence de contestation sérieuse (2), et qu’elles ne peuvent souffrir la riposte en défense des dispositions de l’article 146, alinéa 2, du même code (N° Lexbase : L1499H4B) (3), fait souvent oublier au plaideur ainsi tenté de les retenir qu’elles contiennent des conditions de recevabilité et de « fond » à ne pas négliger.

L’abondant contentieux en la matière le justifie et l’arrêt commenté en, est une fois, de plus l’illustration.

Rappelons les dispositions de ce texte : « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès la preuve de faits dont pourrait dépendre la solution d’un litige, les mesures d’instructions légalement admissibles peuvent être ordonnées à la demande de tout intéressé, sur requête ou en référé ».

Deux conditions essentielles au succès d’une demande de mesure d’instruction, fondée sur les dispositions de l’article 145 du Code de procédure civile, sont effectivement à rappeler. La première est une condition de recevabilité : le juge doit être saisi avant tout procès. C’est celle-ci qui posa difficulté en l’espèce d’un point de vue temporel puisque le requérant avait saisi postérieurement à l’examen de ses requêtes le juge du fond. L’une des parties adverses pouvait-elle donc exciper de cette saisine pour obtenir la rétractation des ordonnances ainsi obtenues sur le fondement de l’article 145 ? L’arrêt commenté répond précisément à cette question, ce que nous analyserons au II infra.

La seconde tient à la justification de l’existence d’un motif légitime.Cette condition n’est pas aussi simple à justifier qu’il n’en paraît. L’existence de motifs légitimes conditionne le bien-fondé d’une demande fondée sur l’article 145.

Il a été jugé à maintes reprises que le demandeur à une mesure sollicitée sur ce fondement doit démontrer l’existence d’un litige plausible et crédible sur lequel pourra influer le résultat de la mesure ordonnée (4). Le juge doit, en particulier, contrôler les motivations du demandeur à la mesure et au caractère apparemment sérieux des prétentions qu’il envisage de soumettre ultérieurement au juge du fond.

A cet égard, la jurisprudence a précisé que l’article 145 n’exige pas l’absence de contestation sérieuse sur le fond, l’application de ce texte n’impliquant aucun préjugé sur la responsabilité des personnes appelées comme parties à la procédure ni sur les chances de succès du procès susceptible d’être ultérieurement engagé (5).

Cette autonomie et absence de préjugé sur la responsabilité des personnes appelées est néanmoins relative dans la mesure où, s’il suffit de constater qu’un tel procès est possible, qu’il a un objet et un fondement suffisamment déterminés, que la solution peut dépendre de la mesure sollicitée et que celle-ci ne porte pas atteinte aux droits et libertés fondamentaux d’autrui (6), il n’en demeure pas moins que lorsque la prétention au fond est manifestement irrecevable ou vouée à l’échec, le motif légitime n’est pas retenu et la demande fondée sur l’article 145 rejetée (7). Il existe là un examen souverain du juge des requêtes, donc du juge de la rétractation.

Il semblerait, en l’espèce, que la justification du respect de cette condition n’ait pas été contesté dans le cadre de l’action en rétractation des ordonnances obtenues par le requérant. N’y avait-il pas un fondement moins contraignant pour cette société qui, en l’espèce, vit in fine et non sans peine, rétablir la recevabilité et le bien-fondé de ses demandes de mesures d’instruction ?

 

B — Le droit commun de l’ordonnance sur requête

Les demandeurs pouvaient se fonder sur les dispositions de l’article 145 ou sur le texte de droit commun des ordonnances sur requête, l’article 493 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6608H7U) ou encore sur les deux : « l’ordonnance sur requête est une décision provisoire rendue non contradictoirement dans les cas où le requérant est fondé à ne pas appeler de partie adverse ».

Il était, en effet, tout à fait possible pour les sociétés requérantes de se fonder sur les dispositions de l’article 493 qui n’imposent qu’une seule condition : justifier, pour obtenir une mesure du juge des requêtes, être fondé à ne pas appeler de partie adverse, c’est-à-dire que la mesure réclamée ne soit pas prise contradictoirement.

Cette condition, que la jurisprudence ajoute à celles de l’article 145 lorsqu’il est visé (8), n’a pas en l’espèce été contestée devant le juge de la rétractation.

Le requérant pouvait donc ne retenir que cet article au soutien de ses demandes formulées par voie de requête sans se contraindre davantage par les dispositions de l’article 145.

Certes, le choix de cet article peut renforcer le fond de l’affaire en ce qu’il rend les prétentions du demandeur plausibles mais cela ouvre davantage le champ de rétractation de l’ordonnance en ce qu’il ajoute les conditions non négligeables rappelées au I. A supra dont celle de recevabilité qui sera analysée au II infra et qui fût en l’espèce querellée près de deux années (9).

 

II — La saisine du juge avant tout procès

Il ne faut pas négliger le régime procédural de la rétractation des ordonnances sur requête car l’appréciation de la condition de recevabilité édictée à l’article 145 peut effectivement poser difficulté. La Cour de cassation y répond très clairement (A). Reste à apprécier la notion même de saisine du juge (B).

 

A — La temporalité de l’article 145 et la procédure de rétractation

S’il n’est pas fait droit à la requête, il n’y a pas de difficulté majeure puisqu’il peut être interjeté appel de l’ordonnance de rejet à moins que celle-ci n’émane du premier président de la cour d’appel. Le délai d’appel est, dans ce cas, de quinze jours (10). En revanche, s’il n’est pas fait droit à la requête, tout intéressé peut en référer au juge qui a rendu l’ordonnance (11), le juge ayant alors la faculté de modifier ou de rétracter son ordonnance (12).

La procédure de référé est seule ouverte à ceux auxquels cette décision fait grief (13).

Il est à noter qu’il n’existe aucune disposition prévoyant un délai pour engager une telle procédure, ce qui n’est pas un gage de sécurité. L’examen de la demande en rétractation peut en effet se situer, dans le temps, loin de celui initial de la requête.

Dans l’intervalle, la procédure et les faits peuvent sensiblement évoluer.

Les articles 496 (N° Lexbase : L6613H73) et 497 (N° Lexbase : L6614H74) du Code de procédure civile ne prévoyant aucun délai pour en référer au juge qui a rendu l’ordonnance, il a été jugé que ce dernier a la faculté de la modifier ou de la rétracter même si le juge du fond est saisi de l’affaire (14).

Cette solution est conforme aux dispositions de l’article 497 : « le juge a la faculté de modifier ou de rétracter son ordonnance, même si le juge du fond est saisi de l’affaire ». Ainsi, ce n’est pas par l’effet de la seule procédure de rétractation que la condition retenue dans l’arrêt commenté vient se poser.

Conjuguées aux autres décisions rendues par la jurisprudence sur le fondement des dispositions des articles 496 et 497, les dispositions de l’article 145 exigeant la recevabilité d’une demande de mesure d’instruction avant tout procès posent une réelle difficulté.

La troisième chambre civile a, en effet, jugé que le juge de la rétractation doit se placer au jour où il statue, en considérant la situation qui existe à cet instant et non à la date où le premier juge s’est prononcé (15).

La deuxième chambre civile avait déjà apporté une importante précision : le juge ne peut, sans méconnaître l’étendue de ses pouvoirs, refuser de tenir compte des faits postérieurs à l’ordonnance attaquée (16).

Il reste pourtant limité par l’objet de la requête : l’instance en rétractation a pour seul objet de soumettre à la vérification d’un débat contradictoire les mesures initialement ordonnées et le juge n’ayant à se prononcer que sur ce qui lui est demandé, il ne peut lui être reproché de n’avoir pas examiné un moyen qui n’avait pas été soulevé devant lui (17).

A suivre ce raisonnement, la solution rendue par la cour d’appel de Poitiers, dans l’affaire commentée, pouvait se concevoir. Le juge du fond fut, en effet, saisi après que le juge eût examiné les requêtes qui lui étaient soumises, mais avant que ce même juge, saisi postérieurement par la voie du référé, n’ait à examiner la demande de rétractation qui lui était soumise. L’examen de la demande de rétractation d’une ordonnance rendue sur le fondement de l’article 145 ne se situait donc plus avant tout procès. Devant se placer au jour où il statuait, le juge de la rétractation semblait ainsi ne plus pouvoir valider la condition de recevabilité de l’article 145 du Code de procédure civile.

La cour d’appel infirma par conséquent l’ordonnance de référé qui rejeta la demande de rétractation des ordonnances obtenues sur requête. Cet arrêt fut cassé, la deuxième chambre civile ne retenant que la date de saisine du juge des requêtes. Ne se basant pas sur la date à laquelle le juge de la rétractation statue, l’arrêt du 5 juin 2014 suggère donc une distinction entre d’une part, l’évolution des faits, que ce juge doit prendre en considération au jour où il statue, et, d’autre part, l’évolution de la procédure et de l’objet, figés au jour où le juge des requêtes est saisi.

 

B — La saisine du juge des requêtes

La deuxième chambre civile estima que l’absence d’instance au fond requise par l’article 145 doit s’apprécier à la date de la saisine du juge des requêtes. Cet article contient une disposition générale : « s’il existe un motif légitime de conserver ou d’établir avant tout procès […]  » (18).

L’arrêt commenté rappelle que cette disposition signifie « l’absence d’instance au fond », ce que la jurisprudence a déjà rappelé en précisant à cet égard qu’il importait peu que la juridiction considérée ne comportât pas de mise en état (19). Une procédure à bref délai ou à jour fixe suffit (20).

Par ailleurs, une instance en référé ne peut faire obstacle à l’application de l’article 145 (21) pas plus que l’ouverture d’une information pénale (22). A cela l’arrêt commenté n’apporte pas d’élément novateur.

Le 3 octobre 2002 (23), la deuxième chambre civile estima que la condition d’absence de saisine du juge du fond s’apprécie à la date à laquelle le juge statue : or, le juge des requêtes peut statuer postérieurement à sa saisine, laquelle est la date d’enregistrement de la requête, même si, en pratique, cela est peu fréquent.

En référé, la troisième chambre civile avait ainsi considéré le placement de l’assignation comme critère d’appréciation : « pour apprécier si le juge des référés a été saisi avant ou après le juge du fond, il convient de se placer à la date de remise d’une copie de l’assignation au secrétariat-greffe de chacune des juridictions » (24).

S’agissant de la procédure sur requête, l’arrêt du 5 juin 2014 n’apporte pas de précision lorsqu’il fait référence à la saisine du juge des requêtes.

La Cour de cassation n’a sans doute pas souhaité autant de rigueur littérale à l’emploi du vocable « saisine » et il est vraisemblable qu’elle s’en tienne à la conclusion qu’elle apportait dans son arrêt précité du 3 octobre 2002.

Il convient donc d’être prudent : si le juge du fond venait à être saisi après le placement de l’assignation en référé ou après l’enregistrement de la requête fondée sur l’article 145, sans que le juge des référés ou des requêtes n’ait encore statué, il y a fort à craindre que l’action en référé ou la demande sur requête soit jugée irrecevable.

 


 

(1) Cass. com., 25 octobre 1983, n˚ 82-13.595 (N° Lexbase : A0606MWD), Bull. civ. IV, n˚ 275.

(2) Cass. civ. 3, 10 décembre 1980, n˚ 79-11.035 (N° Lexbase : A9750CG9), Gaz. Pal., 1981, 1, 287.

(3) C. pr. civ., art. 146, al. 2, du Code de procédure civile : « en aucun cas une mesure d’instruction ne peut être ordonnée en vue de suppléer la carence de la partie dans l’administration de la preuve ». Cass. mixte, 7 mai 1982, n˚ 79-12.006 (N° Lexbase : A4596CGC), D., 1982, 541 ; Cass. civ. 2, 8 mars 2006, n˚ 05-15.039, F-P+B (N° Lexbase : A5119DNW), Bull. civ. II, n˚ 70 ; Cass. civ., 10 mars 2011, n˚ 10-11.732, F-P+B (N° Lexbase : A1660HDT), Bull. civ. II, n˚ 65.

(4) CA Nancy, 22 juin 2011, n˚ 09/03 180 (N° Lexbase : A0851HWG).

(5) CA Paris, 19 avril 2000, n˚ 1999/22 563 (N° Lexbase : 3925EKL), D., 2000, IR, 193.

(6) Voir arrêt note 5 supra.

(7) Cass. civ. 1, 29 avril 1985, n˚ 84-10.401 (N° Lexbase : A2924AAK), Bull. civ. I, n˚ 131 ; CA Orléans, 4 mars 1983, D., 1983, 343, note Jeantin ; CA Versailles, 28 février 2001, D., 2001, Somm., 2719, obs. Julien.

(8) Cass. civ. 2, 13 mai 1987, n˚ 86-11.098 (N° Lexbase : A7669AAB), Bull. civ. II, n ˚ 112 ; Cass. civ. 2, 11 février 2010, n˚ 09-11.342, F-P+B (N° Lexbase : A0503ESG), Bull. civ. II, n˚ 32 ; Cass. civ. 2, 20 mars 2014, n˚ 13-11.135, FS-P+B (N° Lexbase : A7478MHG).

(9) L’ordonnance de référé rejetant la demande de rétractation date du 20 juillet 2012, l’arrêt d’appel cassé date du 9 avril 2013 et l’arrêt commenté date du 5 juin 2014.

(10) C. pr. civ., art. 496, alinéa 1.

(11) C. pr. civ., art. 496, alinéa 2.

(12) C. pr. civ., art. 497.

(13) Cass. civ. 2, 6 avril 1987, n˚ 85-18.192 (N° Lexbase : A6702AAH), Bull. civ. II, n ˚ 85.

(14) Cass. civ. 26 novembre 1990, n˚ 90-11.749 (N° Lexbase : A5145AHZ), Bull. civ. II, n˚ 247.

(15) Cass. civ. 2, 2 octobre 2001, n˚ 99-12.382 ([LXB= A1499AWG]), RTDCiv., 2001, 146, obs. Perrot.

(16) Cass. civ. 2, 20 novembre 1985, n˚ 84-14.473 (N° Lexbase : A3703AAE), Bull. civ. II, n˚ 176 ; Cass. civ. 2, 12 janvier 1994, n˚ 92-14.605 (N° Lexbase : A6967ABN), Bull. civ. II, n˚ 25.

(17) CA Paris, 16 décembre 1983, JCP 1984, II, 20 290 ; CA Versailles, 11 octobre 1991, D., 1992, IR, 2 ; Cass. civ. 2, 29 octobre 1990, n˚ 89-16.488 (N° Lexbase : A4658AHY), Bull. civ. II, n˚ 221.

(18) Souligné par nous.

(19) Cass. civ. 2, 24 octobre 1990, n˚ 89-16.125 (N° Lexbase : A4662AH7), Bull. civ. II, n˚ 216.

(20) Cass. civ. 2, 21 juin 1995, n˚ 93-19.816 (N° Lexbase : A6142AB4), Bull. civ. II, n˚ 195.

(21) Cass. civ. 2, 17 juin 1998, n˚ 95-10.563 (N° Lexbase : A5066ACM), Bull. civ. II, n˚ 200.

(22) CA Paris, 2 mars 1979, Gaz. Pal., 1980, 1, 4 ; CA Paris, 11 juillet 1989, D., 1989, IR, 254 ; CA Paris 29 novembre 2000, D., 2001. IR 525.

(23) Cass. civ. 2, 3 octobre 2002, n˚ 01-00.177 (N° Lexbase : A9056AZG), Bull. civ. II, n˚ 205.

(24) Cass. civ. 3, 13 février 2002, n˚ 00-11.101 (N° Lexbase : A0042AY9), Procédures, 2002, Comm. 87, note Perrot.